Les « défaillances systémiques » du lobbying en France dénoncées par le lanceur d’alerte


Mark MacGann devant la commission d’enquête parlemnetaire consacrée aux « Uber files », le 23 mars.

Les « Uber Files » ne concernent « pas seulement les méthodes de voyou de la société Uber, mais une défaillance systématique (…). Les lois de nos démocraties, de votre République, sont loin d’être à la hauteur en ce qui concerne la moralité, l’éthique. (…) Il faut établir un vrai cadre réglementaire qui s’impose à tous, y compris à ceux qui continuent à y échapper : avocats, banquiers, anciens responsables politiques. » Entendu, jeudi 23 mars, par la commission parlementaire d’enquête sur les « Uber Files » et les conséquences de l’ubérisation, Mark MacGann, le lanceur d’alerte à l’origine des révélations sur les conditions de l’implantation de la société en France et dans le monde, a livré un plaidoyer pour une réforme des règles sur le lobbying. Il a également appelé la France à soutenir la directive européenne sur les travailleurs des plateformes.

En juillet 2022, Le Monde et ses partenaires au sein du consortium de journalistes ICIJ ont publié une série d’articles basés sur des documents internes d’Uber, fournis au quotidien britannique The Guardian par M. MacGann, ancien lobbyiste en chef d’Uber en Europe. Les documents montrent notamment comment la société de VTC a cherché à s’imposer dans l’Hexagone sans respecter le droit français, et a pu bénéficier du soutien discret d’Emmanuel Macron, à l’époque ministre de l’économie, qui a reçu à de multiples reprises les dirigeants de l’entreprise à l’insu des autres membres du gouvernement.

Méthodes « déloyales »

Sur ce dernier point, M. MacGann a estimé devant les députés que M. Macron était en partie dans son rôle à l’époque, et que les équipes d’Uber étaient « ravies qu’il ait pris sur lui d’être notre avocat au sein du gouvernement, pour prioriser l’intérêt du consommateur ». Mais M. MacGann, qui après son départ d’Uber a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, a aussi dit trouver problématique que ces rendez-vous et échanges aient été cachés au grand public, a fortiori alors que l’entreprise était à l’époque dans l’illégalité. « En quoi ça sert la démocratie de cacher des rencontres avec des dirigeants d’entreprises ? », s’est-il interrogé devant la commission d’enquête. M. MacGann a dit avoir accepté de fournir à cette dernière un certain nombre de documents issus de ses archives, concernant notamment ses interactions avec les décideurs politiques français.

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Durant les deux heures d’audition, M. MacGann est longuement revenu sur les multiples tactiques utilisées par l’entreprise dans les années 2010 pour contourner la loi sur le transport de personnes et peser, de manière parfois déloyale, sur les débats publics à ce sujet. Mais aussi sur le niveau très élevé des contacts que sa société a pu nouer avec de hauts dirigeants politiques. « C’était inouï », a estimé M. Macgann. « Ça n’était pas illégal, mais c’était peut-être déloyal, parce que d’autres start-ups, comme [le concurrent d’Uber] Heetch n’avaient pas ce réseau d’influence. » Des contacts rendus possibles en partie par les moyens dédiés par l’entreprise au lobbying. « Armé des milliards de dollars [levés auprès de fonds de capital-risque], vous pouvez proposer des courses à des prix incroyables, décorrélés de toute réalité économique – on appelle ça le dumping », a-t-il jugé.

Si, selon M. MacGann, les pratiques de lobbying d’Uber n’ont pas violé la loi, il a en revanche souligné que l’activité de l’entreprise en elle-même était à l’époque en contradiction frontale avec les réglementations en vigueur en France : « Nous étions, sans le moindre doute dans l’illégalité totale et permanente en France par rapport à la loi sur les transports, la fiscalité, l’Urssaf et la DGCCRF. »

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Des courses UberPop non-assurées

M. MacGann a également révélé durant l’audition un point jusqu’alors inconnu sur le statut des chauffeurs UberPop. Ce service permettait à tout un chacun d’exercer une activité de chauffeur occasionnel, hors de tout cadre légal, et avait déclenché la colère des chauffeurs de taxis à l’arrivée d’Uber en France, poussant l’entreprise à finalement l’abandonner après des mois de violentes manifestations. « Contrairement à ce qu’on disait à l’époque, les courses UberPop n’étaient pas assurées », a déclaré M. MacGann, précisant que c’était le cas aux Etats-Unis, mais qu’en France, ses polices d’assurance ne couvraient en réalité pas ces trajets.

Le lanceur d’alerte, qui est citoyen irlandais mais a passé en France une grande partie de sa vie et se décrit comme un « francophile », a par ailleurs exhorté le gouvernement à soutenir la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, un « compromis » offrant de bien meilleures conditions aux chauffeurs et livreurs d’Uber et de ses concurrents. Le texte, adopté par le Parlement européen, prévoit notamment une « présomption de salariat » pour ces professions, massivement exercées sous le statut d’auto-employeur en France. La France fait aujourd’hui partie des pays qui négocient pour amoindrir ou supprimer cette présomption de salariat du texte. « Je suis inquiet que ça soit le gouvernement français qui soutienne cette dilution, et même qui pilote ce mouvement », a dit M. MacGann.

« Uber Files », une enquête internationale

« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.

Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.

Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.

Retrouvez tous nos articles de l’enquête « Uber Files »

Le Monde



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Catégorie article Politique

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